mardi 12 décembre 2006

LE PENDU DU BARDO

Suite à l’article que j’ai publié sur le blog http://tunisiecoloniale.blogspot.com intitulé « Aperçu sur le système juridique à l’époque des Beys (1899), je me suis rappelé d’une chronique écrite par un français dans un style littéraire, que j’ai fini par trouver. Je vous la transmet en résumé, l’original étant de 10 pages.
Au fait, c’est un drame survenu au début du siècle et qui a secoué la paisible ville de Tunis.
Les noms des personnages sont véridiques, toute ressemblance avec des personnages vivants et un pur hasard.

Si Sliman était un Tunisien heureux; son costume révélait sa richesse comme sa physionomie étalait la jeunesse, la beauté, et laissait deviner une nature vigoureuse. Sa famille avait, droit aux couleurs vertes, c’était de plus une famille de savants. Elle avait compté plusieurs de ses membres parmi les vingt-quatre professeurs de la Djemaa Zitouna.
Mais l’unique rejeton de cette branche, Si Sliman, ne faisait rien pour porter encore plus haut la renommée que lui avait léguée ses ancêtres ; il se contentait de bien vivre, et y réussissait, dirigeant vers ce but toutes ses facultés.

L’existence lui était douce et commode ; il avait dans sa maison quatre femmes qui l’aimaient, des esclaves fidèles et prompts à le servir, des salles vastes où des divans moelleux s’offraient aux longues rêveries, et la cour aux larges dalles blanches où jour et nuit un jet d’eau sanglotait dans le bassin en marbre rose.

Pourtant Si Sliman cherchait le bonheur hors de chez lui, et la fleur du désir à peine cueillie, une autre lui apparaissait plus loin et plus désirable.
Une aventure qui tourna très mal (et lui couta une jambe brisée), dégoûta Si Sliman des aventures nocturnes. Pendant le repos forcé que lui nécessita le raccommodage de sa jambe, il réfléchit beaucoup; il comprit qu’Allah lui avait envoyé cet avertissement pour l’engager à changer de conduite, car son accident aurait pu avoir des conséquences bien plus fâcheuses.

Rachel, la marchande d’objets de toilettes, vint le visiter. Rachel avait accès dans toutes les maisons : ces portes mystérieuses devant lesquelles les étrangers admis un instant chez les Arabes, passent avec le regret de ne pas s’arrêter, s’ouvraient d’elles-mêmes pour la juive.
Rachel était certainement la mieux accueillie. Son apparition était une fête pour les recluses, c’est qu’en même temps que son bazar elle apportait une corbeille de potins: les cancans des maisons déjà parcourues. Admise dans les sérails, elle en connaissait les détours, mais aussi les secrets et les faiblesses, les intrigues et les orages.

Comme la discrétion professionnelle ne la gênait guère, elle n’hésitait pas à dévoiler à droite les petites misères surprises à gauche, surtout si ce moyen, en divertissant ses clientes, lui permettait d’écouler ses marchandises. A vrai dire, ce commerce n’était qu’un prétexte pour se livrer clandestinement à une industrie plus productive. Disons le mot, Rachel était entremetteuse. Elle avait une adresse inouïe pour nouer et servir des liaisons entre ces prisonnières perpétuelles et des hommes libres qui ne les avaient jamais vues.
Rachel connaissait le cœur humain dans le milieu où elle vivait et, grâce à sa longue pratique bien secondée par des facultés natives, elle savait intervenir au jour opportun. Tout en ayant l’air de ne s’occuper que de sa vente, elle entendait les longs soupirs d’ennui, elle voyait les langueurs douloureuses, elle devinait les aspirations vagues, le besoin de l’inconnu, du nouveau. Pour tout cela elle avait un remède, un baume, une espérance qu’elle changeait souvent en réalité.

Dès que Rachel arrivait dans une maison, toutes les femmes venaient voltiger autour de sa corbeille; elles furetaient avec des mines de souris, changeaient de place et comme des cygnes secouant leurs plumes blanches au soleil, elles battaient l’air des plis de leurs amples costumes.
Rachel laissait faire, mais son regard de vieille chouette lisait sur toutes les physionomies. Elle savait qu’une querelle intestine avait éclaté et laissé dans le cœur de l’une de ces femmes une rancune bonne à exploiter. Elle voyait la jalousie allumer dans l’esprit d’une autre le désir de la vengeance. Et, tandis que le spectacle de la volupté satisfaite chez certaines, l’ouïe des essoufflements rauques de deux poitrines qui s’étreignent, attisaient les ardeurs inapaisées des rivales; le désœuvrement finissait par leur donner à toutes la soif de l’imprévu, de l’inaccoutumé, du défendu.

Alors, en déployant une étoffe chatoyante, en essayant un bracelet, cette infernale juive, lançait à bonne adresse des paroles troublantes. - Aïcha, disait-elle, en revenant du bain l’autre jour, un jeune homme t’a suivie; ne l’as-tu pas remarqué ? Tu as pourtant tourné tes yeux vers lui; peut-être sans intention, heureux de sentir la fraîcheur de ta peau et d’onduler sous les caresses douces de ta blanche "m’laffa". Depuis, le jeune homme cherche en vain à rencontrer une fois encore tes regards qu’il ne peut oublier. Il erre autour de cette maison et ne veut pas penser au danger d’être surpris par le maître. Oh! Aïcha n’auras-tu pas un peu pitié de lui?

Ou bien
- Zina, tu es allée chez ta sœur voici trois jours déjà; tu balançais ta taille, effleurant la terre de ton pied léger. As-tu seulement remarqué qu’on marchait dans ton ombre? C’est pourtant un brave cœur et un beau jeune homme que celui qui allait ainsi après toi ; il a pressenti les grâces et les perfections cachées sous tes voiles et aujourd’hui, dédaigneux de tous les obstacles, il veut venir mourir à tes pieds si tu ne consens à soulager sa peine.
Ces pauvres cervelles vides, heureuses de trouver un sujet d’occupation, rompaient pour un temps avec leur vie végétative; elles secouaient leur indolence et leur torpeur; ces paresseuses qui, naguère, hésitaient pendant des heures avant de traverser une pièce pour changer de divan, étaient prises d’un besoin subit d’activité. Elles avaient des accès d’énergie fébrile, et déployaient toutes les ressources de ces ruses dont la nature a si largement doté le sexe féminin.

Dans la vastitude des pièces silencieuses, leurs babouches brodées de fil d’or, ne traînaient plus des personnes crevant de monotonie et de laisser-aller stupide. Ces cloitrées reprenaient les paroles de Rachel, cherchaient à se rappeler les personnes croisées en route pour deviner qui elles avaient bien pu séduire en passant.
Toujours, au fond de leur souvenir, elles trouvaient quelqu’un, le plus souvent une figure faite de toutes pièces, sur laquelle elles mettaient les traits caressés pendant leur rêverie perpétuelle.
Ainsi l’image aimée prenait des formes palpables, tangibles; quelque chose s’agitait dans leur existence et qui captivait toute leur pensée. L’imagination se montait au plus haut degré et, dès lors, vaincues, gagnées, ces jeunes femmes se prêtaient à tous les desseins de Rachel.
Au dehors, parmi les hommes, la juive avait ses clients; elle savait d’après le genre de beauté de la dame, auquel elle devait s’adresser de préférence. Et l’intrigue commencée sous ses auspices se poursuivait toujours au gré de tout le monde.

Un jour, en sortant de chez Mohamed Ben Salem, Rachel se dirigea vers la maison de Si Sliman. Elle le trouva dans la cour de sa demeure et l’aborda par les salutations d’usage, s’informant de l’état de sa jambe, puis, mielleusement: - As-tu entendu parler de la belle Ouerda? Quel dommage qu’elle soit condamnée à vivre sous le toit de Sidi Mohamed Ben Salem!
Si Sliman était allongé sur une natte, la tête sur un coussin en crin Touareg, couvert de bizarres carrelages jaunes, rouges et noirs, ces derniers tracés au fer chaud; il paraissait très occupé â suivre du regard les torsades bleuâtres de sa cigarette qui se perdaient vers les sommets festonnés de la galerie de la cour. Sa jambe lui causait encore des douleurs et le faisait grimacer de temps en temps.

Rachel ne paraissant pas s’en apercevoir continua: Mohamed Ben Salem est un avare. Ouerda ne peut rien m’acheter. Ce n’est pas toi, Sidi, qui lui refuserait quelque chose, si tu la voyais tu voudrais baiser ses babouches. Elle aura dix-huit ans au Ramadan prochain ; et si jolie ! un oiseau du paradis, Sidi, une houris du septième ciel. Sa mère était une Almée. Mohamed, vit l’ancienne danseuse et épousa sa fille de confiance. Son espoir ne fut pas trompé. Je n’en sais pas de plus belle qu’Ouerda dans Tunis la bienheureuse.
Elle lui parlait par phrases courtes, hachées, qu’elle enfonçait à mesure dans sa chair de jouisseur. Elle donnait à sa voix des inflexions douces qui arrivaient aux oreilles du jeune homme comme autant de caresses tièdes. Elle ne lui soulevait qu’un coin de voile sur un monde de concupiscence, où ses sens chatouillés l’entraînaient avec force.

A présent, parmi les jets de fumée qu’il lançait en l’air, il voyait frétiller des pieds pointus de bayadère, enlevant au ciel une forme encore incertaine. Il allait au-devant des détails de Rachel; tout ce qu’aurait pu lui ajouter celle-ci, aurait gâté sa vision, car il rêvait d’une Almée pirouettant, tournoyant dans l’espace, avec des membres délicats; toute pâle d’abord, insaisissable, échappant aux poursuites folles, glissant entre les bras nerveux tendus pour l’arrêter; puis s’animant peu à peu, écarlate, la gorge tendue, la peau souple, moite, et enfin se laissant aller, ivre de l’ivresse versée.
Ces images passaient avec des flammes chaudes devant les yeux de Si Sliman; des frissons lui couraient â fleur d’épiderme, toutes ses fibres sensuelles entraient en vibration; il ne sentait plus sa foulure. - Va-t-en, cria-t-il à Rachel, et dis à Ouerda de t’acheter ce qu’elle voudra, ce sera à mon compte.

Il y avait deux mois que Ouerda a épousé Si Mohamed, elle se sentit étrangère auprès de son mari beaucoup plus âgé qu’elle, jaloux et avare comme s’il avait eu du sang de quatre harpagons turcs dans le cœur. Et elle, aux veines riches d’un sang d’Almée, s’ennuya â mourir dans cette inaction forcée.

Quand Rachel lui apporta les cadeaux de Si Sliman, elle ne lui demanda pas comment celui-ci avait appris son existence; son cœur vide assoiffé d’amour, d’occupation, se laissa facilement entrainer vers cet inconnu qui allait remplir ses jours, et que Rachel lui représentait exempt de dangers et fécond en émotions, en joies et ravissements.

……..Un de ces jours, en se rendant au hammam, Ouerda avait des distractions, des frissons pareils à de légères caresses lui couraient sur la peau. Elle avait pris par les Souks, bien que ce ne fût pas le chemin le plus direct. Mais dans ce dédale, il est plus facile d’échapper à la surveillance.

Arrivée à la fin du Souk, Ouerda se tourna: elle vit Rachel accompagnée d’une femme très grande, et à la démarche embarrassée. Ouerda fit presser le pas à la négresse qui veillait sur elle, et comme le hammam était tout près, les deux couples y arrivèrent en même temps. Ouerda courut s’enfermer dans un cabinet particulier; à peine y était-elle qu’on frappa à la porte. Elle ouvrit, et Si Sliman, se débarrassant de son déguisement tomba à ses pieds. Un peu émue d’abord, Ouerda se remit vite, elle abandonna sa main au jeune homme qui la couvrit de baisers rapides, silencieux, sur les doigts, dans le creux surtout. Et elle sentait comme des fourmis lui grimper le long des bras, éveillant des chatouillements aux aisselles.

En comparant la beauté robuste de Si Sliman à la décrépitude commençante de Mohamed Ben Salem, elle n’avait pas un remord, au contraire: de franches gaités s’allumaient dans ses yeux. Peu à peu un attendrissement envahissait Ouerda, et les baisers de Si Sliman étaient montés sournoisement le long du bras, à présent il en pleuvait sur la bouche de la jeune femme.
Ils se revirent ainsi tous les vendredis, mais bientôt ils trouvèrent que ce n’était pas assez, et ils s’ingénièrent à chercher le moyen de se réunir plus souvent. Une idée folle germa dans la tête d’Ouerda. Elle eut envie d’avoir Si Sliman chez elle, dans la maison de Mohamed Ben Salem. D’abord, Si Sliman ne voulait pas, mais sa volonté de cire molle ne put résister longtemps aux prières d’Ouerda, dont le caprice se changeait en passion devant les obstacles qu’on lui montrait.

- Tu es très bien en femme, lui disait-elle, je t’assure qu’on ne se doute pas de la vérité, tu as le pied très petit, tu mettras des babouches que tu laisseras devant ma porte, et ces gardes muets nous préserveront de toute surprise, Une des épouses de Mansour Ben Aissa vient me voir quelquefois; la domestique qui la suit d’habitude t’accompagnera; de la sorte, tu pourras passer devant Mohamed Ben Salem sans être soupçonné. Cette dernière précaution, bien féminine, n’était pas inutile.

Ouerda pouvait craindre que Si Sliman fût reconnu, en traversant la première pièce; mais, dans ce cas, elle n’avait pas à redouter les indiscrétions des deux autres femmes légitimes de son mari, chacune ayant quelque chose à cacher au maître.
D’ailleurs, elles sommeillaient lorsqu’il entra et firent peu d’attention à lui. Ouerda l’emmena vite dans sa chambre que remplissaient des vapeurs odorantes; elle avait brûlé du benjoin vanillé, et ce local embaumait.

Elle prit Si Sliman par la main, le fit asseoir sur un divan droit, puis s’amusa de son costume de femme, comme si c’était la première fois qu’elle le voyait ainsi; elle le trouvait réellement très bien, empêtré dans des linges sous lesquels il se secouait gentiment. Lui, bien sûr, aurait préféré encore se trouver dans ses linges à elle, imprégnés de sa tiédeur. Et voici que soudain, Ouerda se débarrassant de ses habits, lui apparut dans toute sa blancheur tendre. Ce fut comme une statue brusquement dévoilée.

Devant ses yeux émerveillés, la jeune femme dansa la danse des Almées qu’elle savait de sa mère; son corps aux lignes fermes ondulait comme une corde; du bout des orteils elle effleurait le sol et, les bras en l’air, elle voltigeait dans la chambre, tendant sa poitrine, offrant sa chair, une chair sérieuse de femelle.
Si Sliman essayait de la saisir au passage, mais elle glissait entre ses doigts et il restait là, les mains en avant, la bouche en cul-de-poule, les narines enflées et frémissantes.
A la fin, il était plus énervé qu’elle; il balbutiait, ne trouvant pas de mots. Ouerda, ayant pitié, vint se coucher à ses côtés, et doucement lui dit: - Au septième ciel, les houris dansent comme ça!
C’était bien ce qu’il pensait. En attendant, les heures passaient vite. Mais, fidèle à sa consigne, la vieille vint chercher Si Sliman pour aider à sa sortie comme elle avait aidé à son entrée. Avant de se séparer, les deux jeunes gens, heureux de la réussite complète de ce joli tour, se promirent de recommencer souvent.

A la porte, Si Sliman retrouva ses babouches et reprit sa démarche pénible. Comme il traversait la cour, il laissa tomber un poignard emporté à tout hasard; il le ramassa à la hâte, mais déjà deux mains vigoureuses le saisissaient à la gorge. Mohamed Ben Salem, caché derrière un pilier, toujours jaloux et toujours en éveil, avait vu la chute de l’arme et reconnu une main d’homme dans la main qui la ramassait. Aussitôt, il avait bondi. Maintenant il tenait sa victime sous ses doigts nerveux, et il allait l’étrangler; avec quelle joie il la serrait, lui enfonçait les ongles dans les chairs; pourvu que la rage qui l’animait ne l’étouffât pas avant de s’être vengé! Mais non, des gens de la maison arrivaient à son secours, attirés par le bruit qu’il faisait, par les cris rauques qu’il poussait. Si Sliman se sentit perdu; alors il se souvint de son arme; il leva la main et frappa; au second coup, la lame pénétra si bien, qu’il ne put la retirer. Mohamed Ben Salem poussa un rugissement terrible, il lâcha son adversaire, battit l’air de ses bras et tomba comme une masse inerte.

Si Sliman l’enjamba, abandonnant ses babouches pour fuir plus vite. Derrière lui, des domestiques le poursuivaient. Dans la lutte, ses voiles avaient été dérangés, sa tête d’homme se dégageait de son costume de femme, et les passants, le prenant pour un fou, le laissaient courir, sans essayer de l’arrêter.
Il s’en allait dans le dédale des rues de Tunis, talonné par la peur, par la vision continue du mari de Ouerda s’abattant lourdement avec un couteau planté dans la poitrine.
Un moment, il s’aperçut qu’il tournait toujours autour du même pâté de maisons. Il avait dépisté ses ennemis; alors il modéra son allure, essayant de rassembler ses idées, de se faire un plan. Il fallait se cacher, mais où? Chez lui, ce n’était pas possible; on l’avait reconnu déjà, on devait l’y chercher. Que devenir?

Il avait parlé tout haut, quelqu’un lui répondit: - Monte ici. II leva la tête. Au bout de trois ou quatre marches, sur le seuil d’une porte, un homme lui faisait signe. Comme Il hésitait, l’inconnu reprit : - Tes habits sont rouges de sang, mais la mosquée a droit d’asile, viens! Si Sliman gravit les quatre escaliers à la fois ; il avait compris.

Sidi Mahrez est le patron de Tunis, et les tunisiens ont pour lui une sainte vénération. La mosquée, située vers le haut de la ville, est un lieu sacré où les criminels trouvent un refuge assuré contre la loi des hommes. Là, s’arrêtent toutes les poursuites terrestres; sous les coupoles du grand marabout, la société perd ses droits; le coupable, devenu inviolable, y jouit d’une impunité complète.
Quiconque se met sous la protection d’Allah ne doit être jugé que par Allah, et la mosquée de Sidi Mahrez, est, entre toutes, un terrain de justice de Dieu le Grand. Désormais, à l’abri dans cette demeure, Si Sliman s’affaissa sur une natte; longtemps il y resta hébété. Il doutait de son crime, se demandant s’il ne continuait pas un rêve pénible.

L’homme qui l’avait appelé, vint lui frapper sur l’épaule. Il lui offrit de partager une jatte de lait. Si Sliman accepta sans trop savoir ce qu’il faisait. Alors, l’autre se mit à lui causer; tout de suite il lui raconta son histoire il s’appelait Thadou Ben Ali …..

A mesure que Thadou parlait, la raison revenait à Si Sliman et une invincible horreur naissait en lui. Dégoûté du cynisme de ce vulgaire assassin, il s’en éloigna. Il alla jusqu’à la porte et recula épouvanté ; juste en face, Ahmed Ben Mohamed, le fils de l’homme tombé sous son coureau, se tenait debout, Ainsi, il était déjà découvert; à son tour il allait être épié, on essaierait de le saisir en dehors de la zone protectrice, et il se trouverait plus sûrement emprisonné dans ce temple aux issues ouvertes, que sous les portes les plus solidement cadenassées.

……….Si Sliman vécut à l’écart, avec le dernier cri de sa victime dans les oreilles. Ses parents lui avaient remis des habits d’homme; à présent, ils lui apportaient quotidiennement à manger. D’ailleurs, il prenait très peu de nourriture et restait accroupi dans les coins sombres, n’osant s’approcher de la rue, de peur d’y rencontrer le regard implacable d’Ahmed.

……….Parfois, le doux visage d’Ouerda lui apparaissait, mais aussitôt, dans la même vision, la tête de vieille chouette de Rachel se dessinait, esquissant ses grimaces. L’excuse et la cause de son malheur venaient ensemble augmenter sa torture.
…….Ah ! pourquoi avait-il tué? N’eût-il pas mieux fait de se laisser étrangler complètement par Mohamed ben Salem? Peut-être Allah aurait eu pitié! A présent, c’était fini. Pourtant, une attraction irrésistible le poussait à descendre dans Tunis.

Tout d’abord, le bruit de ses pas l’effraya; s’il avait vu quelqu’un, il serait rentré, mais, à cette heure, le pavé était désert. Il s’enhardit, s’enfonça en pleine ville, du côté de sa maison. Sa demeure lui parut triste, sombre, sous le malheur, écrasée sous une malédiction terrible; il restait devant la porte bardée de clous, dont quelques-uns à tête plus grosse dessinaient son nom en une sorte de broderie. Il n’osait pas entrer et il ne pouvait pas s’en aller. Il aurait voulu mourir là subitement, et, s’avançant, il étreignait une colonne qui se trouvait près du seuil ; il se frottait contre les murailles, son burnous était blanc de plâtre. Peu à peu il se calma.

……Il se leva pour partir, le soleil était déjà haut, et Ahmed devait être inquiet s’il s’était aperçu de l’absence dé son ennemi. Si Sliman avait hâte d’aller le rassurer.
Arrivé près des remparts, il entra en ville par la porte Sidi Abdslem. Pas un moment il n’avait pensé à profiter de son escapade pour s’en aller loin de Tunis. Il savait bien qu’il aurait eu bientôt des cavaliers lancés à sa poursuite et dans toutes les directions; puis, à quoi bon se révolter, pouvait-il empêcher ce qui devait arriver!

En approchant de la mosquée de Sidi Mahrez, il vit Ahmed au haut de la rue; il causait avec un voisin, n’ayant pas encore découvert la fuite de Si Sliman. Si Sliman parvint jusques à ses côtés sans être remarqué. Alors, il le tira doucement par le pan de son burnous et lui dit: - C’est moi, Ahmed. Ahmed le saisit à la gorge, comme l’avait fait son père, mais, cette fois, Si Sliman n’avait pas d’arme et ne voulait pas se défendre. Il se contenta de murmurer à demi suffoqué: - Ne me serre pas aussi fort, je te suivrai, puisque c’est moi qui me livre.

Ahmed ne le lâchait pas. La joie de venger son père lui dilatait les narines, et il le traînait dans la rue, craignant quelque ruse sous cette soumission. Il ne fut tranquille que lorsqu’il l’eût fait enfermer, dans "la Driba", prison pour toute espèce de malfaiteurs!
La loi musulmane est formelle; le sang demande à être vengé par le sang. Le bey, lui-même, n’a pas le droit de gracier directement un assassin. Si Sliman, condamné à être pendu, ne languit pas longtemps après sa corde.

Transféré au Bardo, il y passa sa dernière nuit dans un cachot situé au-dessous de cette terrasse où l’on arrive par le magnifique escalier des lions. Le matin, Si Sliman devait comparaître devant le bey.

En cette dernière cérémonie réside le dernier espoir des condamnés, car si les parents de la victime pardonnent, le bey accorde la grâce au criminel. Si Sliman savait qu’il n’avait rien à espérer et, à mesure que l’heure fatale approchait, une angoisse affreuse le gagnait.

A l’aube, des curieux arrivèrent pour voir la tête d’un homme bien portant qui allait mourir. Si Sliman se leva, il appuya son front contre les barreaux de sa cage. Ses yeux égarés lançaient des reproches muets à ces visiteurs. Il les trouvait cruels de venir s’amuser ainsi d’une agonie humaine, cherchant à découvrir des faiblesses sous ses nerfs détendus. Lui, avait tué, mais il n’avait pas torturé.

Par la voûte qui passe sous le vieil harem, des cavaliers entrèrent dans la cour. Ils se rangèrent devant la fenêtre de Si Sliman. Puis une voiture roula sur le pavé jusqu’au bas de l’escalier. Le bey arrivait de la Marsa.
A ce moment, on ouvrait sa porte, deux gardiens venaient le chercher. Il se raidit pour marcher sans leur secours, voulant mourir en homme. Et, seul, il gravit les marches de marbre, passa sous le péristyle et se trouva bientôt en présence du bey. On l’arrêta près de la porte. Le souverain grave, avec sa belle barbe blanche, était assis sur un trône, à l’autre bout de la salle de chaque côté étaient deux files d’officiers.

D’habitude, en cet instant suprême, le condamné se bâte d’implorer la pitié du maître, se déclarant innocent. Si Sliman resta muet, le regard au plafond fixé sur les mille petites glaces incrustées entre des baguettes dorées. Le bey, silencieux aussi, attendait, puis, voyant que ce malheureux ne parlerait pas, il leva la main et dit: - Ote-toi de ma présence !

Les gardes emmenèrent Si Sliman. Plus rien ne pouvait le sauver. Pendant qu’on l’entraînait pour le dépouiller de ses habits, la foule des curieux se rassemblait au dehors du Bardo. En face du palais, deux poteaux plantés en terre, étaient unis supérieurement par une traverse. A la face inférieure de celle-ci, il y avait deux anneaux voisins; dans chacun d’eux passait une corde qui, fixée par une de ses extrémités, au milieu des pièces montantes, balançait à l’autre bout, un nœud coulant au-dessus d’une petite table cassée, sur laquelle on arrivait par un escabeau à quatre marches.

Les spectateurs qu’aucune barrière ne retenait, se pressaient à quelques mètres à peine de ce primitif instrument de supplice. Le ciel couvert était d’un gris de plomb. Sur une terrasse du Bardo, un photographe avait établi son appareil.
Soudain, la grande porte s’ouvrit pour lui livrer passage. Il marchait pieds nus, en chemise, les poignets liés par devant. Deux aides le guidaient et le soutenaient sous les aisselles, car il avait les yeux bandés et ses jambes lui obéissaient mal. Près de l’escabeau, on lui souleva les pieds l’un après l’autre pour lui faire gravir les degrés. Sur la table il s’agenouilla. Les cordes que le vent secouait ayant frôlé ses cheveux, il courba la tête en frissonnant. Au moment de s’élancer dans ce sombre inconnu, il dut être assailli par des doutes poignants, des craintes terribles, et par trois fois, d’une voix brisée, il invoqua le nom d’Allah.

Pendant ce temps, le bourreau lui passait les deux nœuds coulants au cou; prenant ses aises, il les arrangeait délicatement, comme pour une petite fête. Le patient se laissait faire, muet depuis qu’il avait senti le contact du chanvre, On lui cria de se lever, il obéit. Alors on tendit les cordes bien justes, et brusquement la table bascula, laissant Si Sliman en l’air.

Deux ou trois convulsions soulevèrent ses épaules, des veines grosses comme des cordes de violon, se gonflèrent sur son front; peu à peu, son visage se marbrait, puis il devint couleur lie de vin. L’exécuteur lui serrait la chemise autour des mollets, pour empêcher la brise de la soulever.
La foule se taisait, suivant toutes les phases de cette fin. Et, soudain, dans ce silence pénible, la voix d’Ahmed éclata, vibrante comme une fanfare: - Gloire au bey! gloire au bon justicier ! criait-il.

Si Sliman ne bougeait plus. Entre ses mâchoires écartées, sa langue violette glissait, se contournant vers un côté, comme un chiffon sale, tandis qu’une bave épaisse, coulait en nappe sur son menton.

Sur la terrasse, le photographe enlevait pour la troisième fois l’obturateur de l’appareil; et le doigt tendu, très digne, battait la mesure dans l’air.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Et qu'est devenue rachel l'yhoudya ?

Téméraire a dit…

Malheureusement, la chronique ne relate pas ce qui est arrivée à Ouerda et Rachel

Anonyme a dit…

j'ai vraiment aimer l'histoire mais ou les trouve tu ?
koikoi

Téméraire a dit…

Depuis mon jeune âge, j'ai été amateur de l'Histoire.

J'ai récupéré pas mal de doc à partir des bouquinistes, j'ai hérité accidentellement d'une belle collection dans des cartons (apparemnt, destinés à être jetés), esuite j'épulche sur les bibliothéques payantes du Net (ça prend bcp du temps).

Roumi a dit…

Cette histoire me rappelle une série de cartes postales anciennes montrant , comme une sorte de reportage photographique, les différentes étapes d'une pendaison au Bardo. Je n'ai jamais pu collectionner ces cartes tant cela me semble morbide. La foule présente sur place est nombreuse ; on y reconnait des Tunisiens et des Européens ; tous sont venus assister à ce "spectacle". L'une des cartes montre un grand moment d'intensité dramatique... le moment où le bourreau passe la corde autour du cou du condamné.

Plusieurs éditeurs ont publié ces cartes et notamment Garrigues qui se targuait d'être le photographe officiel du bey.

Téméraire a dit…

Effectivement les photos se trouvent sur le site http://www.abcdelacpa.com/tunisie_types.html

Anonyme a dit…

Le texte original, tu l'as en papier, ou en fichier ?
Si c'est en fichier, pourrais avoir une copie ?
Mille merci.

maskhadov a dit…

c'est rare de trouvé se genre d'histoire qui parle de cette période la fin de 19éme sicle .on na pas une grande idé de la tunisie a se temps la vie des tunisien les habitude et tout ses chause .tout se monque de savoire est a cause du monque des intéléctuélle tunisiens a cette période .

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