« Scipion tournait maintenant tous ses efforts vers Byrsa, qui était le point le plus fortifié de la ville et où la plus grande partie des habitants s'était réfugié. On y accédait du forum par trois rues montantes, que bordaient de chaque côté de hautes maisons à six étages; du haut de ces maisons les traits et les pierres pleuvaient sur les Romains; on fut donc obligé d'enlever tout d'abord quelques-unes d'entre elles. De là les soldats délogeaient les défenseurs postés sur les terrains voisins; et chaque fois qu'ils avaient ainsi éteint le feu de leurs adversaires, ils jetaient des planches ou des poutres sur les intervalles des rues adjacentes pour passer, comme sur des ponts, d'un toit à l'autre.
Cependant la lutte continuait au-dessous, dans les rues : l'air était rempli de gémissements, de plaintes, de clameurs; les uns tombaient frappés de loin par le fer; d'autres étaient précipités tout vivants du haut des terrasses sur les lances ou les glaives dressés pour les recevoir.
Mais personne encore ne songeait à employer le feu. Tout à coup Scipion donna l'ordre d'incendier les trois rues à la fois.. . . Ce fut le signal de nouveaux désastres.
Tandis que les flammes dévastaient la cité, les assaillants détruisaient tous les édifices, ce qui augmentait singulièrement le tumulte. On ne voyait que ruines et cadavres. Les uns étaient brûlés vifs, surtout les vieillards, les femmes, les enfants, qui s'étaient cachés dans les sous-sols et poussaient des cris déchirants; les autres tombaient des étages supérieurs avec les pierres et les poutres, et étaient mis en pièces dans leur chute.
Et ce ne fut pas la fin. Les soldats chargés de déblayer les ruines pour faire un chemin à l'armée frappaient avec des haches ou des fourches tout ce qu'ils rencontraient, les hommes comme les choses, et jetaient le tout pêle-mêle. Ainsi les fossés et les caves étaient remplis de corps humains, les uns la tête en terre, remuant les jambes qui sortaient du sol, les autres ayant le corps enterré et la tête libre, si bien qu'elle était foulée et piétinée par les cavaliers et que la cervelle et le sang en jaillissaient dans un mélange affreux.. . . Et cela dura l'espace de six jours et de six nuits, sans intervalle; seulement, on relevait les combattants fatigués et on les remplaçait par des troupes fraîches.
Scipion seul ne se ménageait pas; c'est à peine s'il prenait quelques repos et quelque nourriture; toujours en mouvement, il soutenait l'ardeur de ses soldats. Le septième jour, il vit venir à lui quelques personnages de la cité, portant des couronnes et des guirlandes de fleurs, comme on le fait aux cérémonies d'Esculape, et consentit à les écouter. Ceux-ci lui demandèrent de laisser la vie sauve à tous ceux qui voudraient quitter Byrsa; il leur accorda cette faveur, en exceptant pourtant les fugitifs de son armée. Alors on ouvrit les portes de la citadelle et l'on en vit sortir plus de cinquante mille hommes ou femmes, tous Carthaginois, qu'il fit soigneusement garder.»
POLYBE continue comme suit :
« Au contraire, les fugitifs de l'armée romaine, se voyant perdus sans espoir, se retirèrent au temple d'Esculape avec Asdrubal, sa femme et deux de ses fils, et se préparèrent à une défense désespérée, confiants dans la hauteur du temple aussi bien que dans sa position remarquablement forte, sur un rocher où l'on accédait par soixante degrés. Mais une telle résolution ne pouvait être couronnée de succès; épuisés de faim, de fatigue, de veilles et de peur, ils se retirèrent bientôt, les uns aux lieux les plus secrets du temple, les autres au sommet. C'est alors qu'Asdrubal alla trouver secrètement Scipion et se rendit à lui.
Le général romain le fit asseoir à ses pieds et se montra dans cette position aux défenseurs de Byrsa. A cette vue, ceux-ci, outrés de colère et comprenant qu'ils n'étaient plus désormais capables de soutenir la lutte, mirent le feu au temple et à toutes ses dépendances. Au moment où l'incendie commençait à dévorer l'édifice, la femme d'Asdrubal, revêtue de ses plus beaux vêtements, se présenta avec ses deux enfants aux yeux de Scipion et lui cria avec force : « Romain, les dieux te sont favorables, puisqu'ils te donnent la victoire. Je les supplie et toi avec eux de punir Asdrubal, qui a trahi sa patrie, ses dieux, ses temples, sa femme et ses enfants » et puis se tournant vers Asdrubal : « O le plus lâche et le plus infâme des hommes! tu vas me voir mourir ici avec mes deux enfants; mais la vengeance ne se fera pas attendre. Illustre chef de la puissante Carthage, tu orneras le triomphe de celui devant qui tu te prosternes, et tu recevras ensuite le châtiment que tu mérites. »
« En achevant ces paroles, elle égorgea ses deux enfants et se précipita avec eux au milieu des flammes. Devant tant de ruines accumulées, devant la triste destinée d'une ville si riche, si prospère, Scipion versa des larmes et sa bouche laissa échapper ce cri, emprunté à Homère : « Il viendra un jour où périra la sacrée Ilion, où périront Priam et le peuple du valeureux Priam. »
Comme Polybe lui demandait quel était le sens de ces paroles, Scipion lui répondit qu'il entendait par Ilion sa patrie, pour qui, à la vue des vicissitudes humaines, il craignait un sort pareil.
Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me saisissant la main : "C'est un bon jour, Polybe, mais j'éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j'appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie."
Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me saisissant la main : "C'est un bon jour, Polybe, mais j'éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j'appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie."
Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d'un homme d'État et plus profonde que celle-là. Etre capable, à l'heure du plus grand triomphe, quand l'ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à sa propre situation et à la possibilité d'un renversement du sort, de ne pas oublier dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d'un grand homme, qui atteint à la perfection, d'un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié. »
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Si vous voulez savoir beaucoup plus sur carthage, je vous conseille le livre suivant:
Carthage - Serge Lancel - Cérès Editions
10 commentaires:
Merci Téméraire. Riche. Beau. On sent l'urgence de ne rien perdre, d'honnorer, de célébrer. Merci.
le texte et magnifique j'en ai la chair de poule !! pauvre carthaginois !!
je court acheter ce boukin !!
AVANT-PROPOS
Expende hannibalem: quot libras in duce summo Innuenies ?
(Pése la cendre d'hannibal: combien de livres trouveras-tu à ce fameux général ?)
(Juvénal, X,147-148)
Juvénal hostile à toute grandeur d'établissement, et d'abord probablement à son propre empereur trajan, lui aussi grand meneur d'hommes,soupesait ironiquement cette poignée de cendres,dernier et dérisoire reste humain d'hannibal. Mais, dans la balance de l'Histoire, quel poids ! Un momentum, comme on disait alors à Rome, capable de faire pencher l'un des plateaux de façon décisive. On sait pourtant ce qu'il advint de cette formidable "pesée" : l'échec final du chef punique, précurseur de la chute et de la destruction de sa patrie, un demi-siècle plus tard.
Carthage a entrainé dans sa ruine l'image de son fils le plus glorieux. L'Antiquité n'était pas tendre pour les vaincus.Cette sorte
de damnatio memoriae qui a frappé la rivale de Rome, déjà physiquement anéantie, a jeté son ombre sur la grande figure d'Hannibal, qui ne s'est pas développée dans sa plénitude et sa cohérence historiques. Mises à part quelques pages assez médiocres à lire chez Cornelius Népos, il n'y a pas de "vie d'Hannibal" que l'on puisse placer dans la galerie de portraits des grands capitaine du monde antique, entre Alexandre et César. Et il n'est ni marbre ni bronze qui aient gardé de façon sûre les traits de son visage. D'un si grand destin, nous n'avons plus que des reflets partiels, vus dans les éclats d'un miroir brisé.
La légende se nourrit des lacunes de l'histoire. Peut-être le personnage d'Hannibal tire-t-il de ce brouillage historique une partie de la fascination qu'il a exercé très tôt, et d'abord à Rome même. Le texte du satirique latin évoqué ci-dessus retrace en un vigoureux raccourci d'une vingtaine de vers cette "carrière" hors du commun, devenue un thème de déclamation fort prisé par les adolescents romains dans les écoles de rhétorique; et une autre allusion(Sat, VII, 160-164) suggère qu'à la fin du premier siècle de notre ère les maîtres en avaient les oreilles rebattues. Plus tard, si dans les littératures européennes la geste hannibalique a peu inspiré poètes et dramaturges-mais un chef de guerre sans amis ni amours, du moins connus, peut-il être objet de grande littérature?-, peintres et graveurs, bronziers et enlumineurs de manuscrits et de majoliques s'en sont emparés, au point de constituer, dès avant l'âge classique, un trésor d'iconographie imaginaire, dans lequel on puisera, faute d'iconographie réelle.
Les historiens n'ont pas fini de soupeser la cendre d'Hannibal. Non que l'exercice soit des plus faciles, pour les raisons qui viennent d'êtres dites. Mais il s'imposera toujours à ceux qui chercheront à comprendre comment s'est engagée la mutation qui en l'espace d'un siècle-du milieu du III° siècle au milieu du II° siècle avant notre ère-, a commencé à fixer pour longtemps et sur tous les plans-politique,économique et culturel-les contours de notre espace méditerranéen occidental.De cette grande partie, Hannibal d'abord l'un des principaux acteurs, avant d'en être, après son exil forcé en Orient, plus témoin qu'acteur.
Quand naît le fils aîné d'Hamilcar Barca, en 247 av.J.-C., Rome est en passe, au terme d'un long conflit, d'évincer les Carthaginois de Sicile, cette sicile qui deviendra peu après sa première "province", son premier prolongement extra-italien, et e pivot de toutes ses entreprises à venir dans l'Ouest méditerranéen.Lorsque, un peu plus de soixante ans plus tard, trahi par son hôte, Prusias de Bithynie, et sur le point d'être livré à l'ennemi de toujours, hannibal boit, un jour de l'année 183, le poison qu'il portait sur lui en permanence, il pressent peut-être qu'après les défaites de philippe de Macédoine, après l'éviction d'Asie Mineure de cet Antiochus de Syrie dont il avait cherché à se servir plus qu'il plus qu'il ne l'avait servi, les dernières barrières qui contenaient encore l'impérialisme romain en Grèce et dans l'Orient grec allaient bientôt céder. Et qu'alors les voies s'ouvriraient largement à Rome pour aller abattre carthage dont il avait rêvé, lui, trente ans plus tôt, de restaurer pleinement la puissance et la domination dans le bassin occidental de la Méditerranée.
Serge Lancel HANNIBAL édition Fayard
Ah , avec les enfants , on s'est rué sur l'article et c'est bien parti pour les recherches , merci c'est bien constructif...
@NinaLouve : Rien ne se perd Chère Nina, dans la vie des Hommes et en complément aux lois de la physique, l'Histoire se répète.
@Ulyssen : Les fragments publié sont extraits des écritures de Appien et Polybe, ils ne figurent pas totalement dans le livre qui est bien superbe et contient des informations très intéressantes.
@Arab : Merci pour Cette introduction, vous m'inciter à lire le livre aussi
@Soulef : Justement, je suis revenu à ces articles pour mon fils (5ème année primaire) qui a commencé à étudier à l'école la civilisation carthaginoise et les guerres puniques.
J'èspère que les lecteurs ne confondront pas les "scipion " et "asdrubal" cité dans ce livre . Scipion, le vainqueur de zama est mort en même temps qu'hannibal et que philopoemen le dernier des grecs en 183 avant J-C . Le siège aura duré quand même 3 ans et scipion l'africain à l'époque ou il débarquit én afrique, n'aurait jamais pu rêver prendre carthage tellement elle paraissait si imprenable .Il a échoué devant utique et dû lever le siège après 40 jours d'une vaine tentative .
Un autre récit montrant la valeurs des carthaginoises en èspérant qu'il en existe encore chez nous de ces femmes qui ont fait face aux malheurs avec honneur et courage .
Alors que massinissa entrait triomphant dans le palais de syphax (cela rappele les collabos qui entrent triomphants sur les chars de l'armée américaine et qui dansent la danse de la victoire comme ceux qui ont dansé dans les rues de baghdad).
" il se précipita aussitôt dans le palais. Si l'on en croit Diodore(XXVII,7), avant que Carthage ne préfère l'alliance de Syphax, Sophonisbé avait été promise au jeune prince massyle. Mais il ne l'avait jamais vue. La jeune femme se prosterna devant lui, lui saisissant les genoux, comme le faisait alors les suppiants. Reconnaissant avec noblesse une défaite qui était aussi et d'abord la sienne, puisqu'elle avait largement inspiré l'attitude du roi masaesyle, elle l'adjura de la faire périr plutôt que de la laisser tomber entre les mains des Romains.Subjugué- amore captivae victor captus, comme le dit joliment Tite-Live (XXX,12,18)-, Massinissa promit. Mais avant d'en venir à cette extrémité, son amour naissant pour la belle Carthaginoise lui souffla que le mariage pouvait la sauver vivante de la captivité. Les noces furent célébrées séance tenante, à l'insu de Laelius qui n'était pas encore arrivé; furieux d'avoir été mis devant le fait accompli, le légat remit cependant le règlement de l'affaire à son patron .
Le dénouement eut pour cadre le camps de Scipion. Le proconsul venait de recevoir Syphax - qui terminera sa vie en Italie en résidence surveillée à Tibur(Tivoli)- et le Masaesyle n'avait pas craint d'imputer à la pernicieuse séduction de la Carthaginoise la folie dont il avait fait preuve en prenant les armes contre Rome. De quoi inquiéter Scipion , qui avait appris le coup de tête , si l'on peut dire de Massinissa. Le proconsul raisonna le jeune prince, en appela à ses devoirs d'allié : la vie de la Carthaginoise appartenait à Rome, il fallait la livrer. A défaut de pouvoir la soustraire vivante à la captivité, Massinissa résolut de l'en affranchir par la mort, comme elle l'avait elle-même souhaité. Nul doute qu'il lui en coûta. Mais Sophonisbé mourut en reine, une coupe de poison à la main(fig.54), plus grande que cet éphémère mari qui l'avait sacrifiée à la raison d'Etat. Personnage tragique par excellence, célébrée par les peintres de l'âge classique européen, héroïne de tant d'opéras et de tragédies, Sophonisbé doit à Tite-Live d'avoir une place de choix dans la galerie des femmes d'exception qui jalonnent l'histoire ancienne de l'Afrique du Nord, de Didon à la Kahéna(G.Camps, 1992). Le lendemain, devant ses soldats rassemblés, Scipion salua pour la première fois Massinissa du titre de roi, et lui en remit les insignes, entre autres un sceptre d'ivoire: en latin, scipio ."
Plus tard, on sait ce qu'il advint du royaume du traitre numide et de ses descendants successeurs qui périrent de la même manière que syphax . Apparemment la trahison est devenue une tradition chez nous et l'histoire est pleine d'enseignements sur les conséquences à long terme de la traîtrise . les harkis en firent l'amère découverte .
Quand à nos femmes, espèrons qu'il existe encore de ces sophonisbé et que ce ramassis de je ne sais quoi qui pullulent dans notre pays n'en ternissent pas l'image .
@Arab : Les Scipions sont une grande famille qui a généré beaucoup de Généraix qui ont fait la guerre de Carthage.
Merci pour l'histoire de Sophonisbe, elle est très émouvante.
Et bien oui : l'Histoire se répète...
@Zadmichr : Malheureusement l'histoire se répéte et on ne tire pas les leçons.
Merci pour ton passage.
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